Les rêves de liberté que les jeunes Yéménites portaient sur la « place du Changement » se sont brisés face à la réalité amère d’un conflit qui a provoqué une crise humanitaire majeure.
Taez, sud-ouest du Yémen, 2016. Yahia el-Sewary, jeune cameraman impétueux originaire de la capitale Sanaa, filme les affrontements entre les comités de résistance populaires qui défendent leur ville et les rebelles houthistes qui l’assiègent. Soudain, son collègue et ami Mohammad el-Yemeni tombe à ses côtés, tué par une balle perdue.
La courte existence du jeune Yéménite bascule. « Quand Mohammad a été abattu, sa photo est apparue sur Facebook puis, rapidement, il est tombé dans l’oubli, se souvient-il, attablé dans un café de Beyrouth, où il a trouvé refuge mi-janvier. J’ai cessé de croire dans le pouvoir des médias. J’ai décidé de créer une brigade portant son nom afin de défendre le pouvoir légitime au Yémen… »
Du jour au lendemain, Yahia renonce alors à un salaire avantageux, range sa caméra et part former sa brigade de combattants à Mareb, dans l’espoir d’intégrer à terme l’armée yéménite. Ainsi vit depuis le jeune homme, âgé de 27 ans, à fleur de peau et sans concession, façonné par les manifestations de 2011 sur le parvis de la nouvelle université de Sanaa, rebaptisé alors « place du Changement », et qui lui ont redonné le goût de la justice.
Au moins 1 500 enfants-soldats
« Je suis un pur produit de la “place du Changement”, confie-t-il. Avant, ma vie se limitait à l’atelier de générateurs électriques de mon père, où je travaillais depuis mes 15 ans et le marché de qat [plante stimulante rituellement consommée au Yémen, NDLR]. Chaque mois, un soldat menaçait d’envoyer mon père en prison pour recevoir un pot-de-vin et je trouvais cela normal. »
En 2011, durant la révolution yéménite, Yahia entend des jeunes inspirés par les soulèvements en Tunisie et en Égypte scander : « le peuple veut la chute du régime ». Fasciné, il quitte l’atelier recouvert de suie de son père et rejoint la « place du Changement ». Durant trois ans, il se forme au journalisme et suit une éducation politique accélérée. Très vite, il comprend que le racket mensuel du soldat n’était pas « normal », et adopte la caméra pour couvrir les événements qui provoqueront la démission, en février 2012, de l’ancien président Ali Abdullah Saleh.
Quand le soulèvement populaire se mue en conflit civil entre les Houthistes et l’armée yéménite, bientôt soutenue en 2015 par une coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite, la génération de Yahia est entraînée dans un cercle de violence.
« Aujourd’hui, les écoles sont des centres de déplacés internes ou des camps militaires, soupire Dalia Mohammad, activiste originaire de Taez en déplacement à Beyrouth. Les enfants sont des recrues faciles pour les milices armées qui égrènent le pays ». Au Yémen, en effet, plus de 8 millions de personnes sont menacées par la famine, et deux millions d’enfants ont dû quitter l’école. Parmi eux, l’ONU a recensé 1 500 enfants-soldats en 2017. Une estimation à minima.
Recrues armées sur Facebook
La jeunesse éduquée qui manifestait sur la « place du Changement » a fui le pays. Ceux qui restent se plient aux dures lois de la guerre, témoigne Farea el-Muslimi, cofondateur du think tank Sanaa Center, qui se rend souvent sur place : « à Sanaa, ville jadis la plus cultivée et éduquée du pays, les milices règnent et l’impunité domine. Si tu as 25 ans au Yémen, toute ta vie a été égrenée par des guerres, au point de ne pas concevoir d’autre issue ».
Yahia, lui, n’a pas pris les armes par désespoir, mais par idéalisme : « je voulais créer un modèle de brigade exemplaire, car je voyais que les gens qui combattaient les Houthistes n’étaient que des mercenaires à la solde de l’Arabie saoudite ». Un simple appel sur sa page Facebook lui a permis de recruter 24 soldats. « Il y avait un ancien décorateur d’intérieur, un ex-ingénieur aéronautique… La chose la plus facile au Yémen est de recruter des gens pour se battre », assure-t-il.
Il faut dire qu’en 2012, déjà, 60 % des jeunes Yéménites étaient au chômage, dans un pays où 75 % de la population a moins de 25 ans, selon la Banque mondiale. Après un mois au front – « la pire période de [sa] vie » –, Yahia passe huit mois dans l’enfer d’une prison houthiste à Sanaa. En sortant, il reprend la caméra et dénonce cette fois les abus de la coalition arabe, qu’il considère « plus comme un poids qu’une aide pour le Yémen ».
Dans sa désillusion, Yahia garde une unique source d’espoir : « nous n’avons pas construit le Yémen de nos rêves, mais nous avons évité que ce conflit se transforme en affrontement confessionnel ». Maigre consolation pour la génération de la « place du Changement ».