Il y a un an, le journaliste et éditorialiste au «Washington Post» était assassiné à Istanbul dans l’enceinte du consulat d’Arabie Saoudite. Ce meurtre résonne comme un avertissement pour les intellectuels et militants arabes, pétrifiés par la peur et contraints à l’autocensure, témoigne son ami Farea al-Muslimi.
La dernière fois que j’ai vu mon ami Jamal Khashoggi, c’était en septembre 2017. Dans son restaurant de steak préféré à Washington, où il entamait son exil, nous nous sommes disputés, comme d’habitude, en parlant politique, et nous avons ri quand j’ai eu du mal à finir mon assiette alors qu’il ne faisait qu’une bouchée d’un gigantesque morceau de viande.
Etre écrivain et oser exprimer une opinion a rarement été une voie facile au Moyen-Orient. L’assassinat de Jamal et le démembrement de son corps, le 2 octobre 2018, à l’intérieur du consulat saoudien à Istanbul, a été un avertissement pour les intellectuels, les écrivains et les militants arabes. Même les voix les plus critiques en sont venues à s’autocensurer.
Après le choc, l’incrédulité, l’impuissance, j’ai été saisi d’un terrible sentiment de solitude et de peur. Un matin, je me suis réveillé avec une dent cassée : je l’avais broyée dans mon sommeil. «Cela pourrait m’arriver», ai-je pensé.
Menace permanente
En 2011, après le soulèvement contre le président Ali Abdullah Saleh au Yémen, toute ma génération était dans la rue pour réclamer changement et liberté. Avec un petit groupe de jeunes femmes et hommes, aussi à l’aise en anglais qu’en arabe, nous sommes intervenus à la télévision, nous avons écrit des articles, nous avons joué les fixeurs pour les journalistes étrangers, nous avons aidé les organisations humanitaires à documenter les massacres, nous avons critiqué, sur Twitter, la couverture médiatique approximative du Yémen. Nous sommes devenus les porte-parole officieux de notre révolution, ce qui signifiait que nous vivions sous la menace permanente d’une arrestation, de torture, et même de la mort.
Puis notre printemps arabe a laissé la place aux interventions étrangères, aux guerres par procuration, aux contre-révolutions, coups d’État transitions ratées et répressions suffocantes.
En 2014, j’ai participé à la création d’un organisme de recherche indépendant à Sana’a. Mes collègues ont été arrêtés, intimidés, détenus et menacés par toutes les parties au conflit. Chaque fois que je reçois un appel de l’un d’entre eux, je m’attends au pire.
L’année dernière, j’ai obtenu la permission de traverser les lignes de front pour me rendre à Sana’a, qui est contrôlée par le mouvement armé Houthi. Malgré les assurances reçues au plus haut niveau, j’avais remis à mon assistante un message à diffuser si elle n’avait pas de mes nouvelles dans les 24 heures. Pour moi et mes collègues, c’est devenu une habitude.
J’ai rencontré Jamal pour la première fois à Beyrouth en 2009. C’est à partir de là que j’ai commencé à suivre ses écrits, surtout pour comprendre ce que son gouvernement voulait que les gens pensent. Pendant des années, il a été rédacteur en chef de l’un des principaux journaux saoudiens et conseiller d’un ancien chef des services secrets.
En mars 2015, l’Arabie Saoudite de Jamal a commencé à bombarder mon pays, le Yémen. J’étais à Sana’a et, pendant que Jamal se félicitait, sur Twitter, des bombes qui tombaient sur ma ville, je voyais, dans les rues, des hommes, des femmes et des enfants effrayés et ensanglantés. Il nous est arrivé d’être tous les deux cités dans un même article, chacun avançant des arguments opposés. Il était un fervent partisan de la campagne militaire saoudienne au Yémen.
«Jamal n’était pas un dissident»
C’est pour cela que son meurtre a suscité chez moi autant d’effroi et d’horreur. Jamal n’était pas un dissident. Il croyait en l’Arabie Saoudite et au prince Mohammed ben Salmane. Ce dernier était connu pour son imprévisibilité. Le meurtre de Jamal l’a placé carrément dans la ligue des voyous du monde.
A la fin de l’été 2017, Jamal et moi étions à une conférence à Washington, où il a parlé avec passion du printemps arabe, de l’ascension du Prince Mohammed et de son plan pour la diversification économique du royaume.
Jamal était enthousiasmé par la vision du prince Mohammed, en particulier ses projets de nationalisation des emplois. Il avait écrit un livre appelant, plus ou moins, à l’expulsion des travailleurs étrangers d’Arabie saoudite. C’était l’un de nos nombreux points de désaccord – des millions de Yéménites dépendent des fonds envoyés par des membres de leur famille travaillant en Arabie Saoudite –, mais nous nous sommes écoutés avec respect et amitié.
Deux jours après la conférence, nous nous sommes revus pour un dîner en compagnie d’Essam al-Zamil, un économiste saoudien. Jamal était heureux parce qu’il avait trouvé une maison. Je lui ai demandé si cela signifiait qu’il avait l’intention de s’installer durablement aux Etats-Unis. «Oui», a-t-il simplement répondu. J’ai compris que Jamal ne se sentait plus en sécurité en Arabie Saoudite.
Avertissement
Je n’ai jamais revu ni l’un ni l’autre de mes compagnons de table. Le lendemain, des agents des services de renseignement saoudiens attendaient Essam al-Zamil à son arrivée à l’aéroport de Riyadh, et l’ont conduit en prison, où il se trouve encore. Comme Jamal, il avait pourtant soutenu le gouvernement saoudien. Son erreur a été d’oser critiquer publiquement le projet du prince Mohamed d’introduire en bourse la compagnie pétrolière nationale Saudi Aramco.
«Je ne serais pas surpris si tu étais le prochain», ai-je écrit à Jamal Khashoggi après la confirmation de la disparition d’Essam al-Zamil. «Ils tombent tous de la même façon», a-t-il répondu, en référence aux régimes autoritaires. La semaine suivante, je l’ai félicité pour sa première chronique dans le Washington Post. «Je suis heureux d’être libre», m’a-t-il dit.
Un an plus tard, les restes de Jamal sont toujours introuvables, mais le message saoudien, prononcé au nom de tous les autocrates de la région, est limpide : si vous ne dites pas ce que nous voudrions que vous disiez, votre mort sera brutale, votre corps disparaîtra et vous ne serez même jamais enterré.
Le meurtre de Jamal Khashoggi est un avertissement pour nous tous. Le plus grand danger pour le monde arabe aujourd’hui est qu’il n’y aura plus personne pour crier, écrire ou chanter que le roi est nu dans une région en proie à un trop grand nombre de rois.